Roman de Giuliano Da Empoli aux éditions Gallimard

Je suis tombé par hasard sur ce livre, bien mis en évidence en tête de gondole dans un magasin Relais d’un hall de gare avec un bandeau indiquant qu’il avait gagné le prix du roman de l’Académie Française. Son titre m’a intrigué car les sujets qui traitent de la Russie m’intéressent particulièrement donc j’ai lu le résumé, il s’agit une fiction moderne de politique russe inspirée de certains personnages et faits réels dont l’histoire commence à la chute de l’Union soviétique et qui raconte l’ascension de Vladimir Poutine sous les yeux de l’un de ses plus proches conseillers, Vadim Baranov, (personnage fictif mais ayant plusieurs points communs avec un ancien conseiller du dirigeant russe), que l’on surnomme le mage du Kremlin.

Ce livre permet de mieux se rendre compte, en l’observant de l’intérieur, du chaos qu’a généré pour la société russe dans son ensemble l’effondrement brutal de l’Union Soviétique sans réelle préparation ni alternative solide, laissant ainsi les richesses du pays en proie aux opportunistes de tous bords qui acquirent des fortunes en très peu de temps et le dépensèrent de manière frénétique et sans limites tandis qu’une grande partie de la population était désemparée. Le carcan soviétique qui bridait de nombreuses libertés et initiatives individuelles pendant des années se relâcha d’un coup et tout le monde voulu en profiter. Certains pour exprimer leurs idées, leurs talents et leur créativité mais d’autres voulaient leur part du gâteau économique qui s’offrait à eux, croquer la vie à pleine dents et il n’y avait plus de références morales, l’objectif étant de briller aux yeux de tous, du moins pour une frange infime de la population qui en avait l’opportunité.

Ce récit est également intéressant du fait qu’il ne donne pas non plus selon moi une image caricaturale sur le plan de la géopolitique internationale avec des méchants russes d’un côté et des gentils occidentaux de l’autre, cela raconte le traumatisme et l’humiliation de cette chute brutale de l’édifice soviétique qui a sans doute incité à une reprise en main énergique au début puis progressivement autoritaire du pouvoir russe par Vladimir Poutine. C’est aussi l’occasion de redécouvrir des évènements historiques et politiques de la Russie depuis ces trente dernières années en étant au cœur du pouvoir sous l’angle de vue de l’un de ses plus proches conseillers dont les idées sont généralement très éloignées de la plupart des avis présentés dans les médias occidentaux. Cela ne signifie pas que c’est forcément vrai mais ce récit a le mérite d’offrir un nouveau regard sur ces enjeux afin d’en avoir une meilleure perspective. Il y a probablement de nombreuses scènes inventées ou largement modifiées mais les personnages, les réflexions, les actes racontés me semblent crédibles.

Les dialogues sont également savoureux avec des réparties incisives à l’humour acerbe, les saillies verbales fusent dans tous les sens entre les personnages qui continuent néanmoins de se côtoyer comme s’il s’agissait d’un jeu. En effet, on se rapproche parfois du jeu d’échec où chacun avance ses pions mais dissimule soigneusement à l’adversaire sa stratégie globale planifiée longtemps à l’avance. C’est aussi un jeu d’acteurs qui dissimulent parfois leurs sentiments profonds ou leurs intentions derrière des phrases à double sens ou des anecdotes. D’ailleurs, la citation en ouverture de ce livre est « La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement. » de Alexandre Kojève. Il n’y a pas non plus beaucoup de formules de politesse dans les discussions, une fois que les ironies, sous-entendus et autres allusions à peine voilées ne sont plus nécessaires, alors on va à l’essentiel, sans détours ni circonvolutions.

Il y a également des personnages hauts en couleur qui sont très intéressants, comme j’ai déjà pu en découvrir dans d’autres récits sur la Russie : excentriques, sarcastiques, cyniques, extravagants ou parfois même incohérents suivant nos standards occidentaux, prêts à tous les excès dans un sens ou dans l’autre, capable du plus grand altruisme et d’une générosité immense tout comme de cruautés et de calculs froids sans pitié. Ce sont des personnages avec toutes leurs complexités et leurs contradictions.

Ce sont aussi des destins de vie complètement bousculés par la désintégration de l’Union Soviétique, des ascensions fulgurantes et des chutes vertigineuses, des montagnes russes de la vie en quelque sorte. L’auteur manie avec adresse les comparaisons de situations complètement opposées dans lesquelles se retrouvent certains personnages partant du plus bas niveau de l’échelle sociale et parvenant jusqu’au plus haut en un rien de temps afin de mieux nous faire prendre conscience de la folie de cette période avec ses inégalités criantes. Cela me fait penser en analogie à la description par Stefan Zweig dans ses mémoires « Le Monde d’hier » des conséquences ahurissantes de l’hyper inflation en Autriche puis en l’Allemagne dans l’Entre-deux-guerres sur la population où l’argent ne valait plus rien, les échelles de valeur étaient complètement bouleversées, inversées, à en perdre la raison.

Vadim, le personnage principal, initialement un jeune romantique pétri d’idéalismes et passionné de théâtre va progressivement devenir cynique à son tour après de cruelles désillusions sociales et sentimentales. Il continue de s’occuper de la mise en scène mais plus dans une salle modeste pour un public restreint mais d’abord à l’ancienne télévision d’état russe devant des millions de téléspectateurs puis, dans l’arène politique, le grand théâtre du réel. De ces expériences, Vadim prend progressivement de la maturité et de l’assurance en se frottant à l’exercice du pouvoir et des responsabilités dans l’ombre de Poutine. Puis, il finit par s’en lasser, presque désabusé et il se met en retrait pour revenir à ses passions d’avant tout en ayant envie de partager son histoire et ses idées à un jeune diplomate français de passage à Moscou.

Dans ce récit, il y a également une belle histoire d’amour assez originale qui s’inscrit dans la durée avec son lot de rebondissements. D’un côté, il y a Ksenia, une femme magnifique, peu expressive mais aux gestes et paroles maitrisés, le regard perçant et aux remarques tranchantes qui nécessitent d’avoir une bonne carapace pour survivre à son examen, repérant et exploitant avec sarcasme la moindre faiblesse, un compliment pouvant signifier une critique et inversement si l’on n’arrive pas à décoder l’expression de son visage et la flamme dans ses yeux. De l’autre côté, il y a Vadim, admiratif à son égard mais restant sur ses gardes, attentif aux moindres gestes et paroles de Ksenia tout en essayant de ne pas laisser transparaitre son trouble et ses sentiments profonds envers elle, du moins tant que le jeu de la séduction est en cours. Car, au fond de ces hommes et de ces femmes qui paraissent froids de façade, on sent vivre en leur intérieur des émotions fortes, des passions brulantes qui les animent même s’ils dévoilent peu souvent leurs cartes, généralement en petit comité, dans les coulisses.

Ce récit parle également de l’intérêt des russes, du moins des élites et des intellectuels, pour la culture et le patrimoine occidental, notamment la France, et cela depuis des siècles où l’on peut parfois ressentir une relation de secret amoureux éconduit, incompris ou voir même méprisé qui finit par jouer le mauvais rôle qu’on lui assigne et se tourne vers d’autres horizons.

C’est donc pour moi un très bon roman qui m’a captivé de la première à la dernière page. Je le recommande vivement et, si vous avez déjà lu et apprécié ce livre, je vous conseille également « Limonov » de Emanuel Carrère qui raconte également cette période post soviétique en Russie avec un personnage assez loufoque qui a eu une vie très mouvementée.

Bonne lecture!

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Hugues B.