Dans cette quatrième et dernière partie, nous abordons avec Pierre et Sophie les thèmes de la rémunération et de la charge de travail ainsi que la qualité de vie dans ce type d’environnement.

Puis, c’est l’occasion de terminer par un retour d’expérience de Pierre et Sophie avant que je conclus de manière engagée cette série d’articles qui, je l’espère, ne vous aura pas laissé indifférent.

L’impact du marché porcin sur les revenus

Lors de leurs premières années d’élevage porcin dans le Limousin, Pierre et Sophie vendaient quasiment la moitié de leurs cochons à des bouchers pour un prix fixe à l’année, indépendamment du prix du marché. Ces revenus stables leur permirent de rembourser plus facilement leurs prêts, l’autre moitié des cochons étant vendu au marché de la coopérative.

Avec la construction du deuxième bâtiment d’engraissement en 2010, le nombre de cochons charcutiers produits par l’exploitation doubla, augmentant ainsi la part des ventes à la coopérative pour atteindre les deux tiers. Cependant, c’est principalement le tiers des ventes aux bouchers à un prix relativement stable qui permit à Pierre et Sophie de survivre lorsque le prix du marché s’écroulait à intervalle régulier.

Avec désormais plus de trente ans d’expérience dans l’élevage porcin, Pierre a constaté le phénomène économique suivant en période de crise du marché lorsque les prix baissent fortement : environ un tiers des éleveurs finissent par faire faillite, un autre tiers résiste tant bien que mal en essayant d’augmenter ses marges par la réduction des intermédiaires (cultures à la ferme, ventes en circuits courts) ou bien en diversifiant ses activités (élevage d’autres d’animaux, agriculture). Le dernier tiers investit en rachetant à bas prix les exploitations qui ont fait faillite et devient encore plus puissant quand le marché remonte, lui permettant d’accumuler un capital qu’il pourra utiliser pour faire de nouveaux investissements.

Rémunération

Afin de m’aider dans mes recherches sur le sujet de la rémunération des éleveurs de porcs, Pierre m’a présenté sa déclaration de revenus aux impôts sur la base de l’année 2023 dans laquelle sont détaillés ses revenus et ses charges.

Ainsi, la vente annuelle des animaux de l’exploitation a généré un chiffre d’affaires annuel de 245 000 € auxquels s’ajoutent 19 000€ de la PAC (Politique Agricole Commune) qui sont les aides de l’Union Européenne pour soutenir les cultures et les élevages d’herbivores.

Les aides de la PAC sont proportionnelles à la superficie des surfaces agricoles dites « utiles » et sur le nombre d’animaux. Elles représentent environ 7% des revenus de l’exploitation de mon oncle, ce qui est relativement faible par rapport à d’autres types d’exploitations agricoles car son activité se caractérise principalement par une production hors sol non aidée.

A ces revenus, il faut soustraire les charges qui sont conséquentes.

Tout d’abord, il y a l’achat des approvisionnements (nourriture pour animaux, semences, engrais, frais vétérinaires, énergie) qui représente le principal poste de dépenses pour un montant de 117 000€ (soit 55% des charges). Ensuite, vient l’achat des porcelets pour une valeur de 71 000€ qui correspond désormais aux frais d’exploitation des activités de fécondation, de gestation et de maternité (environ un tiers des charges). Puis, s’ajoutent d’autres frais tels que les cotisations, les assurances et les prestations comptables pour une somme de 26 000€ (soit 12% des charges).

A ces charges, viennent s’ajouter les impôts et taxes afférentes à l’activité ainsi que les cotisations sociales pour un montant de 9 000€.

Ainsi, sur une année, l’exploitation génère un bénéfice net d’environ 47 000 € pour l’équivalent d’un temps plein et demi en incluant Guy. Sachant que mon oncle et sa femme n’ont plus d’emprunts à rembourser depuis l’année 2020 donc, s’ils devaient réinvestir dans de nouvelles installations, alors la rentabilité de la ferme serait nettement inférieure.

Pierre et Sophie regrettent pour eux et pour les autres éleveurs, la faiblesse des revenus issus de la production porcine qui connait, et connaitra toujours, des hauts et des bas mais il faut « faire avec ».

Etant propriétaires de leur ferme, ils disposent d’un patrimoine de plusieurs centaines de milliers d’euros (valeur fiscal) dont la vente pourrait leur permettre de compléter leur retraite mais encore faut-il trouver des acheteurs motivés à reprendre une partie de leur exploitation en se répartissant les responsabilités avec Guy.

Ainsi, on constate que leurs marges sont faibles et que, si de nouvelles normes ou réglementations les obligeaient à investir ou bien à employer des salariés, alors ces charges additionnelles devraient être compensées par une hausse de leurs revenus, et donc du prix d’achat de la viande.

Rythme de travail et équilibre de vie

Pierre et Sophie n’ont pas systématiquement besoin de travailler beaucoup d’heures tous les jours mais ils doivent travailler quasiment tous les jours de l’année car il y a tout le temps quelque chose à faire à la ferme, y compris les week-ends.

Toutefois, ils peuvent se libérer régulièrement pendant des demi-journées afin de faire des activités de loisirs dans leur belle région limousine. Ainsi, Pierre pratique le judo et la natation en se rêvant parfois maître-nageur dans un des nombreux lacs à proximité tandis que Sophie apprécie les randonnées avec des amies en arpentant les vallons boisés environnants qui offrent d’agréables points de vue.

Mon oncle et sa femme ne sont pas coupés du monde mais ils ont comme un cordon ombilical qui les relie constamment à leur ferme en les obligeant à ne pas s’éloigner ni trop loin ni trop longtemps. Jusqu’au retour de Guy à la ferme en 2023, il leur était difficile pour eux de se libérer plusieurs jours d’affilée car ils ne parvenaient pas à trouver des personnes compétentes et fiables pour les remplacer. Désormais, la présence de Guy à la ferme leur permet de partir plus longtemps et plus souvent même si leur fils aîné ne peut s’occuper seul de l’ensemble des activités de l’exploitation.

Néanmoins, Pierre et Sophie sont toujours parvenus à participer aux réunions de notre grande famille malgré leur activité car c’est très important pour eux. C’était dans ce cas souvent l’un de leurs fils qui les secondait pendant leur absence.

Au cours des quarante-cinq années de leur vie et de leur travail en commun, Pierre et Sophie ont appris à se répartir les tâches au fil du temps en fonction des compétences, des capacités et des appétences de chacun.

Ainsi, Pierre s’investit encore beaucoup dans les diverses activités de la ferme que Sophie maîtrise également parfaitement et dont elle se tient naturellement informée tout en prodiguant ses conseils. Désormais, Sophie se consacre principalement à l’entretien de la maison et du potager ainsi que des magnifiques fleurs qui embellissent le cadre de vie. De plus, Sophie prépare les repas pour la famille et les invités envers qui elle se montre très attentionnée et elle maintient également les liens sociaux et familiaux en dehors de la ferme avec le soutien de Pierre.

Un certain art de vivre en partage

Les avantages de travailler dans une ferme à la campagne sont d’évoluer en pleine autonomie dans un environnement naturel agréable et de vivre à proximité de sa famille d’une activité concrète et vitale pour la société.

En effet, l’agriculture et l’élevage d’animaux sont des activités où les enfants peuvent voir le métier de leurs parents, le comprendre car il est concret et ils peuvent même le pratiquer ensemble, ce qui est peu banal de nos jours avec nos métiers du tertiaire dans des bureaux ou des entrepôts.

Par ailleurs, Pierre et Sophie habitent une belle et vaste maison en pierres recouverte de glycines et entourée de fleurs colorées au milieu de vastes champs où paissent paisiblement chevaux, moutons et vaches.

La merveilleuse maison de Pierre et Sophie

Leur grande maison est toujours ouverte aux visites, elle n’est pas bleue mais elle correspond bien à l’état d’esprit de la chanson d’Hugues Aufray : une demeure accueillante qui reçoit chaleureusement la famille et les amis, parfois même des visiteurs égarés tel un voyageur à cheval dont l’animal boîtait et qui resta trois jours le temps que sa bête se repose.

Leur maison est un refuge bienveillant pour leurs enfants qui retournent parfois à la maison familiale pendant un temps afin de se requinquer lors de périodes de transitions dans leurs vies. Il y a parfois des membres de la famille, comme moi, qui viennent passer quelques jours à la ferme pour découvrir cette activité et donner un coup de main en étant logé, nourri et blanchi par les soins attentionnés de Sophie, la maîtresse de maison.

Lors de mes séjours à la ferme, j’appréciais ces moments conviviaux où nous nous retrouvions chaque jour à la table familiale pour partager un bon repas ensemble, parler des histoires de la ferme, de la famille et du monde qui nous entoure. C’est un rituel où les plaisirs de la table se mêlent aux plaisirs de la conversation.

Pierre et Sophie ne restent pas non plus isolés dans leur ferme, ils sont souvent volontaires pour donner de leurs temps et de leur argent pour des personnes qui en demandent alors qu’ils en disposent si peu pour eux-mêmes. Par exemple, Sophie est bénévole dans une association d’aide aux personnes dans la précarité dont des migrants venant du monde entier : Arménie, Afghanistan, Congo….

Retour d’expérience

A l’issue de mes deux semaines d’immersion dans l’activité de mon oncle et de nos nombreuses discussions sur ce sujet, je lui ai demandé de dresser un bilan en prenant du recul sur son expérience personnel afin de partager ses observations, ses regrets et ses satisfactions.

L’évolution du métier

Les idéaux de mon oncle à ses débuts étaient de prendre soin du paysage en appliquant le système qu’il avait connu quand il était jeune, c’est-à-dire de vivre en harmonie dans son environnement en étant solidaires entre agriculteurs et avec le respect de la société qui est nourrie grâce à leur travail.

Cependant, Pierre a constaté avec le temps qu’il devait bien souvent lutter seul pour survivre face au marché, aux banques, à l’administration, aux réglementations, aux arnaqueurs et aux profiteurs en tout genre.

Ainsi, Pierre a dû faire des compromis avec ses idéaux pour ne pas disparaitre, parfois même en feignant d’accepter les embûches qu’il rencontrait sur son chemin (paperasserie, malveillance, hypocrisie du système, etc…) afin de pouvoir mieux s’y adapter en atténuant les effets grâce à l’application du principe « Tu apprends davantage de tes ennemis que de tes amis ».

Par ailleurs, les techniques et les équipements de l’agriculture et de l’élevage se sont améliorés ainsi que la productivité des exploitations bien que la finalité reste la même. Cette évolution technique explique en partie la forte diminution du nombre d’exploitations agricoles à partir des années 70 avec le regroupement des terrains pour faciliter la mécanisation.

Toutefois, le graphique ci-dessous (source Insee) démontre clairement que la diminution des exploitations n’a cessé de continuer et s’est même accélérée : on constate ainsi une division par quatre entre 1970 et aujourd’hui !

Cette tendance s’applique également aux exploitations d’élevage porcins dont le nombre a baissé de 40% depuis 2010 (source Insee également).

Relève et transmission

La situation de la relève des nouvelles générations est très préoccupante pour Pierre car il y a beaucoup d’agriculteurs comme lui qui vont partir à la retraite prochainement et il ne voit pas suffisamment de jeunes prêts à prendre le relais. Il y a donc un risque pour les exploitants aspirant à une retraite bien méritée de brader leurs terres et leurs bâtiments à n’importe qui en raison de cette crise de la vocation.

Etant donné le nombre insuffisant de jeunes motivés pour s’installer en milieu rural pour faire cette activité, ce phénomène est pour le moment compensé par l’agrandissement des propriétés dont la superficie moyenne est passée de 30 hectares aux débuts des années 80 à environ 66 hectares actuellement.

Même si le schéma classique d’une exploitation agricole demeure la cellule familiale, beaucoup de fermes passent en société ou sous de nouvelles formes de regroupement pour faciliter l’intégration des jeunes car ces organisations nécessitent moins d’investissements au départ et permettent d’avoir davantage de temps libre.

En ce qui concerne Pierre et Sophie, le retour de Guy à la ferme permet d’envisager des possibilités de transmission d’au moins une partie de leurs activités. En prévision de leur retraite, ils ont acheté une maison à retaper dans le centre-ville de la commune à proximité de la ferme afin de rester à proximité pour accompagner Guy dans cette transition qui reste à définir.

Regrets et satisfactions

Parmi les regrets, Pierre et Sophie ne sont jamais parvenus à être secondés efficacement et durablement dans leur activité : beaucoup d’ouvriers agricoles ou équivalents ont abandonné rapidement en leur laissant peu de temps pour se réorganiser.

Mon oncle constate également avec regret une évolution négative de la perception de son métier par la société avec un manque de reconnaissance et la montée du militantisme.

Les principales satisfactions procurées par l’activité de mon oncle sont de vivre avec le sentiment d’être libre en acceptant les contraintes qu’il s’est fixé. Pierre apprécie d’être autonome pour organiser et accomplir son travail tel qu’il le souhaite en sachant que cette liberté est immanquablement liée à la responsabilité de produire des revenus suffisants malgré les contraintes extérieures et les aléas de cette activité.

Pierre éprouve également la fierté d’avoir accumulé des connaissances, d’avoir construit des bâtiments et d’entretenir la beauté du paysage champêtre tout en produisant une alimentation de qualité pour la société. Il a également pris plaisir à pratiquer ce métier qui entretient physiquement tout en aérant l’esprit et il apprécie la compagnie des animaux.

Sur le plan personnel, mon oncle a le plaisir d’avoir suivi son idéal de fonder une famille avec Sophie.

Désormais, à l’heure du bilan, Pierre et Sophie reconnaissent leur immense chance d’avoir vécu en bonne santé malgré qu’ils se soient mis souvent en danger, c’est à ce prix qu’ils goûtent aujourd’hui le sentiment d’avoir réussi leur vie.

Conclusion : s’informer pour consommer en pleines conscience et responsabilité

Désormais, l’agriculture et l’élevage sont quasiment les seuls métiers ancestraux qui demeurent visibles dans notre pays afin de savoir comment sont produits les aliments que nous mangeons. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité écrire cette série d’articles tout comme je l’avais fait auparavant pour les vendanges en Bourgogne et la pêche aux huîtres en Bretagne.  

Par ailleurs, je constate à travers la multiplication de procès ou de plaintes que notre société tolère de moins en moins le bruit, les odeurs et la pollution générés par certaines activités de productions qui sont pourtant vitales pour notre société.

Alors, délocalisez-moi tout cela, que ce soit fabriqué à l’abri de mes sens pour soulager ma conscience, qu’on importe les produits fabriqués avec des méthodes que je ne pourrais cautionner mais qui profitent à mon porte-monnaie ! Cachez moi ce sang que je ne saurais voir, le sang des animaux et la sueur des éleveurs qui permettent de remplir nos assiettes.

On pourrait extrapoler ce raisonnement à d’autres sujets de société tels que les déchets dont je ne saurais me passer de produire sans pour autant accepter la proximité d’installations qui les valorisent tout comme cette centrale que je ne saurais tolérer dans mon champ visuel sans pour autant refuser l’énergie qu’elle m’apporte : quelles tartufferies !

Mon immersion dans l’agriculture et l’élevage de porcs m’a permis de mieux connaître ces métiers utiles et concrets ainsi que les personnes qui les font bien que je concède ne pas être motivé ni apte à endosser la responsabilité d’une exploitation agricole. Néanmoins, je serais très honoré d’apprendre que ces articles suscitent des vocations ou, plus modestement, incitent d’autres personnes à participer aux travaux d’une ferme, le temps d’un court séjour, pour se reconnecter avec le monde de la production de notre alimentation, de confronter ses perceptions avec la réalité et de partager ses idées.

Cette expérience m’a permis également de prendre conscience que ce n’est pas neutre de manger de la viande, il faut respecter l’animal tué en ne gâchant pas la nourriture et en limitant les excès.

Enfin, je souhaite rendre à nouveau hommage aux femmes et aux hommes de l’agriculture et de l’élevage dont l’exercice exigeant de leurs nobles métiers permet de nourrir nos sociétés.

Je tiens à remercier mon oncle Pierre, sa femme Sophie, leur fils aîné Guy et toute leur famille pour leur accueil et leurs explications, merci Pierre pour ta pédagogie bienveillante et pour ta relecture attentive de ces articles !

Chères lectrices, chers lecteurs, si vous souhaitez avoir une vision plus globale de l’élevage porcin et de l’agriculture en général, je prépare un article d’après ma lecture attentive des « Petits précis de mondialisation » d’Erik Orsenna qui traite de ces sujets aux niveaux national et international avec une grande érudition tout en restant très accessible. A suivre dans le prochain article !

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Hugues B.